LES VOYAGES DUNE HIRONDELLE
(A. DUBOIS -1886)
Sommaire 1ère Partie - 2ème Partie


VI. - L'OURS DE SYRIE.
L'ours de Syrie. - Description de l'ours ; ses habitudes ; ses moeurs. - Les ours de la Bible. - Un bon compagnon. - L'ours et les chèvres. - Druses et Maronites. - Damas. - Le Jourdain. - La Galilée. - Jérusalem. - Villes détruites. - La mer morte. - Du sud au nord et du nord au sud. - Le Tigre et l'Euphrate. - La Mésopotamie.


C'est sur les flancs du Malkmel, l'un des sommets du Liban, que j'ai rencontré l'ours de Syrie. On a, je crois, souvent eu des ours une opinion trop favorable.

" Il n'est point, parmi les carnassiers, d'animal aussi amusant, aussi humoristique, aussi plein d'une aimable bonhomie. L'ours a le caractère franc, ouvert, sans ruse ni fausseté. Sa finesse et son imagination sont assez pauvres. La force lui en tient lieu, et c'est à elle qu'il se fie. Il est capable de faire sortir une vache d'une écurie par le trou qu'il a fait au toit et de traîner un cheval au-delà d'un torrent profond et encaissé. Il cherche à obtenir directement et par la force brutale ce que le renard doit à. sa finesse, l'aigle à la rapidité de son vol. Non moins lourd que le loup, il n'est ni aussi vorace et féroce, ni aussi vilain et repoussant ; il ne reste pas longtemps en affût et ne cherche point à se dérober devant le chasseur pour l'attaquer par derrière. Il ne se sert pas tout d'abord de sa puissante mâchoire, capable de déchirer tout ce qui tombe à sa portée, mais il cherche à étouffer la proie entre ses pattes et ses bras vigoureux, et ne la mord qu'en cas de besoin, sans paraître prendre grand plaisir à cette chair qui palpite dégouttante de sang ; ses appétits sont peu carnassiers, et il mange des végétaux, des châtaignes, du lait, des raisins, du maïs et du miel, aussi volontiers que la viande.

" Tout chez l'ours, son poil noir et frisé, son museau obtus, ses petits yeux bruns et bienveillants, sa queue courte, ses larges pattes, une allure calme, a quelque chose de plus noble, de plus sociable que chez le loup, dont la couleur indécise a déjà un cachet de fausseté. L'ours ne touche pas au cadavre de l'homme, il ne mange pas ses semblables, il ne rôde pas la nuit autour des villages pour enlever un enfant, mais il reste dans la forêt, dans la montagne ; tandis que le loup fait souvent, en automne et en hiver, des excursions de quatre-vingts à cent lieues, l'ours ne s'éloigne jamais à plus de vingt à trente lieues de sa caverne.

" Néanmoins, on se fait une fausse idée de la bonté et de la pesanteur de ce noir habitant de nos bois. Malgré son air lourd, il court assez vite, sur un terrain plat, pour atteindre facilement un homme à la course, et il grimpe avec beaucoup d'agilité sur les arbres. En février, la plante de ses pieds devient tendre, et il court moins bien. De vieux ours très pesants ne grimpent sur les arbres que lentement et avec précaution. Au moment du danger, l'ours n'est plus le même et devient furieux et terrible. Un chasseur expérimenté ne tirera jamais un petit lorsque la mère est dans le voisinage ; elle le poursuivrait avec des cris horribles et le mettrait en pièces. Lorsqu'il est blessé, l'ours n'est pas moins dangereux. Il ne lâche presque jamais pied, se dresse sur ses pattes de derrière et marche droit sur l'adversaire, même le mieux armé. Il semble le provoquer en duel, l'enserre entre ses pattes, et si, dans ce moment suprême, il ne reçoit pas un coup de poignard au cœur, il enfonce ses griffes dans les chairs de son ennemi et lutte jusqu'à ce que l'un des deux tombe à terre. Les ours des monts Karpathes se font remarquer par l'opiniâtreté extraordinaire avec laquelle ils poursuivent le chasseur qui les a blessés. Jour et nuit, de forêt en forêt, de rocher en rocher, â travers les ruisseaux, ils suivent sa piste, ils le guettent des heures entières, le cherchent dans des grottes, dans des cachettes, et la mort seule leur fait abandonner leur poursuite. }> (1)

Cette description peut s'appliquer à l'ours de Syrie ; mais il faut faire quelques restrictions en ce qui concerne la douceur et l'amabilité du farouche carnassier. D'aucuns prétendent qu'il est sot, indifférent, paresseux, et qu'il n'est courageux que lorsque, poussé à bout, il ne peut faire autrement.

L'ours de Syrie n'est peut-être qu'une simple variété de l'ours brun d'Europe ; cependant, sa couleur diffère et varie du gris cendré au brun fauve ; il n'habite point les forêts et se tient de préférence dans la zone gazonnée qui borde la région des neiges, `près féroce, il attaque souvent les hommes et les troupeaux et pénètre dans les jardins où il commet toute sortes de dégâts.

Les ours du Liban sont les plus anciens tous ceux dont il est parlé dans l'histoire

" Deux de ces redoutables animaux, est-il rapporté dans la Bible, se précipitèrent sur une troupe d'enfants qui prodiguaient des outrages au prophète Élisée et en dévorèrent quarante. "

L'imagination orientale a peut-être grossi le chiffre des victimes.

Toujours est-il que ces ours étaient de moins bonne composition que celui dont parle Atkinson

" Deux enfants de quatre à six ans, dit-il, s'étaient éloignés de la maison de leurs parents qui, au bout de quelque temps, s'aperçurent de leur disparition. On les chercha partout, mais vainement dans le village ; et l'on continua les recherches dans les tourbières du voisinage où descendaient souvent des ours. Quelles ne furent pas la stupéfaction et l'épouvante des parents en retrouva les deux pauvres innocents jouant avec un ours. L'un d'eux lui donnait à manger pendant que l'autre était monté sur son dos ; et l'ours répondait par les caresses les plus amicales à la confiance enfantine de ses petits compagnons de jeu.

" Au comble de l'effroi, les parents poussaient des cris qui mirent en fuite le camarade velu de leurs enfants. Les pauvres petits ne comprenaient ni le danger qu'ils avaient couru, ni l'inquiétude du père et de la mère... .. "

Mais je deviens une petite hirondelle bavarde, et je m'aperçois que je ne vous ai pas encore dit comment j'ai fait connaissance de l'ours de Syrie. Ce jour-là, le carnassier, sans doute affamé, n'a pas fait preuve de son aimable bonhomie.

Des chèvres paissaient sur les rochers, à quelque distance d'un village caché par des arbres verts. Averties, sans doute par leur instinct, du voisinage de la formidable bête, elles paraissaient inquiètes, agitées, et, depuis un moment, elles étaient prêtes à s'enfuir.

L'ours avait habilement choisi un poste d'où il lui était facile d'observer le troupeau et de s'élancer au moment favorable. Un grognement dé animal jeta la, terreur parmi les chèvres qui partirent dans toutes les directions en bondissant et en bêlant, cherchant un refuge sur les pointes des rochers. L'une d'elles passa trop près de l'embuscade de l'ours, qui se dressa sur ses pieds de derrière, se précipita sur sa victime qu'il étouffa dans un puissant embrassement. J'entendis ensuite un bruit de branches brisées, de pierres qui roulaient sur la pente des précipices et je n'aperçus plus rien.

Dans ces asiles presque inaccessibles de la chaîne du Liban, vivent deux peuples différents de religion et de moeurs, mais ayant les mêmes idées d'indépendance et ne voulant accepter aucun joug. Les Maronites et les Druses sont presque toujours en lutte.

Les Maronites vivent dans des villages et des hameaux ; ils con-sidèrent comme leur chef-lieu le couvent de Kanobin, où réside leur patriarche. Ils ont en grande vénération une forêt de cèdres, qu'on prétend avoir fourni des matériaux au temple de Salomon ;

Mais il ne reste plus qu'une vingtaine de ces gros cèdres, et cette race antique semble s'éteindre.

Les Druses habitent plus au Sud : la résidence de leur émir est un gros bourg appelé Deir-el-Kamar, c'est-à-dire maison de la lune.

Au pied oriental du Liban, de nombreux ruisseaux baignent la fertile prairie où s'élève l'antique ville de Damas, dont les environs toujours frais, toujours bien arrosés, présentent, en toute saison, une verdure agréable, des jardins délicieux et de ravissantes maisons de campagne.

Le Jourdain, dans la partie supérieure de son cours, arrose la fertile Galilée. La ville de Japhet, l'ancienne Béthulie, occupe une montagne au pied de laquelle s'étendent de toutes parts des bosquets de myrtes.

Le pittoresque bassin du lac de Génézareth ou mer de Galilée, est couronné de dattiers, d'orangers, d'indigotiers ; mais aucune barque de pêcheur ne poursuit les innombrables poissons qui se jouent dans ses eaux.

Voici Nazareth, où résida- le Sauveur dû monde, et un peu au sud le Mont-Thabor, couvert d'oliviers et de sycomores qui forment une énorme pyramide de verdure ; de son sommet, la vue plonge sur le Jourdain, le lac de Tibériade et la Méditerranée.

La Galilée serait un véritable paradis terrestre si les habitants étaient plus laborieux, et s'ils savaient mieux tirer parti des richesses naturelles répandues autour d'eux. La vigne y acquiert des proportions considérables ; on y rencontre des ceps de vigne qui ont plus de cinquante centimètres de diamètre et dont les pampres forment de vastes salles de verdure.

Ici nous volons au-dessus des restes de Césarée, et un peu plus loin, nous franchissons le Carmel, sur lequel le prophète Élie donna les preuves de sa mission divine.

Voici le port de Jaffa, où débarquent les pèlerins qui se rendent à Jérusalem, et devant nous, à l'extrémité de la Syrie, se dresse ville sainte !

" En s'approchant du centre de la Judée, les flancs des monts s'élargissent et prennent à la, fois un air plus grand et plus stérile ; peu à peu la végétation se retire et meurt, les mousses même disparaissent, une teinte rouge et ardente succède à la Pleur des rochers...

" Au centre de ces montagnes, se trouve un bassin aride, fermé de toutes parts par des sommets jaunes et rocailleux ; ces sommets ne s'entrouvrent qu'au levant pour laisser voir le gouffre de la mer Morte et les montagnes lointaines de l'Arabie. Au milieu de ce paysan de pierres, dans l'enceinte d'un mur jadis ébranlé par les coups du bélier, on aperçoit de vastes débris ; des cyprès épars, des buissons d'aloès et de nopal, quelques masures arabes, pareilles à des sépulcres blanchis, recouvrent cet amas de ruines C'est la triste Jérusalem ! ... "

Nous nous reposons sur le faîte de la mosquée, bâtie sur l'emplacement du temple de Salomon, et nous pouvons contempler la ville témoin du martyre et de la mort du plus grand ami de l'humanité !

Voici Bethléem où naquit Jésus-Christ et la magnifique église qui recouvre la crèche ; puis c'est Hébron et Jéricho, crue Moïse, appela la Cité des Palmiers, et qui, aujourd'hui encore, justifie À bien ce nom.

A l'orient de la Judée, des montagnes arides enferment, entre leurs murailles tristes et tourmentées, un long bassin creusé dans l'argile, le bitume et le sel gemme. Les eaux de la Mer Morte recouvrent cet enfoncement ; l'asphalte nage à leur surface. Aucun poisson ne vit dans ce lac maudit ; une vapeur malsaine s'en élève ; les échos de ses rives, affreusement stériles, ne répètent le chant d'aucun oiseau.

Jadis, paraît-il, existait là une fertile vallée suspendue au-dessus d'un amas d'eaux souterraines et de couches épaisses de bitume. Le feu du ciel alluma l'incendie ; les terres s'écroulèrent dans l'abîme : Sodome, Gomorrhe et d'autres villes florissantes disparurent dans le cataclysme.

Avant de m'éloigner, sans doute pour toujours, je ne puis m'empêcher de penser que mon vol capricieux pourrait me ruptures rapidement dans cette vallée du Nil que j'explorais l'an passé, et qu'il ne tient qu'à moi de reprendre la route de l'Afrique qui n'est plus l'inconnu ! Ma destinée en décide autrement, et, revenant en quelque sorte en arrière, nous remontons à tire-d'aile vers les montagnes d'où descendent le Tigre et l'Euphrate.

Peu de régions du globe, nous l'avons déjà constaté, offrent des contrastes aussi frappants que la contrée que nous visitons. Des chaleurs torrides et des neiges éternelles ; des forêts de chênes et de sapins touchent à des forêts de palmiers et de citronniers ; les rugissements du lion de l'Arabie répondent aux hurlements de l'ours du Taurus !

Reprenant notre route vers le Sud, nous voyons se déployer devant nous, jusqu'aux bords du golfe Persique, une immense plaine où l'œil fatigué saisit à peine quelques légères ondulations de terrain. Dans une haute antiquité, une partie de ces plaines étaient couvertes de lacs maintenant desséchés ; et, aujourd'hui encore, beaucoup de légères dépressions du sol sont inondées à la moindre crue des rivières.

A mesure que le Tigre et l'Euphrate se rapprochent, le terrain perd de son élévation ; des marais et des prairies en occupent toute l'étendue ; enfin, la réunion s'opère, et les deux fleuves qui n'en forment plus qu'un, portent le nom unique de Shot-et-Arab c'est-à-dire le fleuve de l'Arabie.

Des bancs de sable, amassés par le fleuve, en rendent la navigation dangereuse ; et la marée qui remonte au-delà de Bassora, refoule avec violence les eaux du golfe Persique et les soulève en vagues écumantes.

La Mésopotamie est un pays de montagnes de médiocre élévation, bien arrosées et entrecoupées de vallons agréables. Des forêts s'élèvent aux bords du Tigre ; les rivages de l'Euphrate se couronnent de lilas, de jasmins, de vignes, d'oliviers et d'un grand nombre d'autres arbres fruitiers.

Bagdad, cet ancien théâtre de toutes les fables merveilleuses, de toutes les fictions orientales, est encore une grande et belle ville défendue par une forte et haute muraille qui ne peut rien contre les indiscrétions d'une hirondelle, et, tout près du golfe, Bassora est le rendez-vous des peuples de l'Europe et de l'Asie. C'est le point de départ du plus grand nombre des riches caravanes qui se rendent dans les principales villes de la Turquie.

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