LES VOYAGES DUNE HIRONDELLE
(A. DUBOIS -1886)
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V. - EN ASIE.
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C'est sans fatigues, en butinant des insectes, en passant d'île en île, en jouant sur les flots bleus, que nous traversons l'Archipel et que nous arrivons en Asie. Je n'ai pas voulu recommencer mon voyage autour de l'Afrique, et l'instinct qui m'a poussée vers l'est me permettra de vous faire connaître de nouveaux pays. Nous planons au-dessus d'un sol fertile en grands souvenirs, qu'enveloppe aujourd'hui une obscurité profonde : " Les troupeaux bondissent également sur le tombeau d'Achille et sur celui d'Hector ; les trônes des Mithridate et des Antiochus ont disparu comme les palais de Priam et de Crésus ; les marchands de Smyrne ne se demandent guère si ce fut dans leurs murs que naquit Hector. " Il n'appartient pas à un pauvre petit oiseau d'évoquer ces grands noms: J'ai devant moi l'espace, des plaines verdoyantes, des eaux limpides, des insectes, la liberté sous le ciel bleu ; que pourrais-je envier au passé?... Voici les Dardanelles, la mer de Marmara ; et plus loin le Bosphore, cette petite mer resserrée qui s'ouvre devant nous avec l'aspect d'une rivière splendide bordée de villages, de châteaux, de palais, de maisons de plaisance. Un coup d'aile nous transporte de Scutari à Constantinople, d'Asie en Europe ; nous rasons le golfe de la Corne-d'Or, et après nous être reposées sur les épaisses murailles, et sur les hautes tours de la capitale de l'empire turc, un autre coup d'aile nous ramène d'Europe en Asie. Le climat de l'Asie Mineure est délicieux ; il y règne une température douce et pure qu'on ne retrouve guère ailleurs ; les hautes chaînes de montagnes qui couvrent le pays contribuent à modérer la chaleur de l'été, tandis que le voisinage de trois mers adoucit l'intensité du froid pendant l'hiver. Au pied du mont Olympe, dont les cimes sont couvertes de neige, s'étend la cité de Brousse, qui fut, avant Constantinople, la capitale de l'empire ottoman. La ville occupe une éminence qui domine une plaine fertile ; et du haut du château fort et des mosquées, la vue s'étend au loin sur un merveilleux paysage. Çà et là des lacs salés, sans écoulement, miroitent sur les plateaux ; partout les hauteurs sont couronnées de cèdres, tandis que les bords de la mer se couvrent de forêts entières de lauriers-roses et de myrtes. Nous franchissons la montagne pour voler vers le Sud: Au-dessous de nous, s'étend dans la plaine, comme un long serpent, une caravane qui marche dans la direction de Smyrne: Des chameaux, des chevaux et des ânes marchent à la file. Leurs propriétaires vont chercher à Smyrne des poils de chèvre et de chameau, des toiles de coton, des mousselines brodées d'or et d'argent, des maroquins, des laines, de l'ambre, du musc, des perles, des diamants. Smvrne la reine des villes de l'Anatolie, dix fois détruite par les incendies et les tremblements de terre, s'est dix fois relevée avec une gloire nouvelle : la vieille cité aux rues sales et étroites a fait place à la cité moderne, percée de rues larges et spacieuses ; toutes les nations commerçantes de l'Europe y sont représentées Sa situation centrale, la sûreté de son port y attirent un concours prodigieux de trafiquants qui s'y rendent soit par mer, soit par caravanes. Nous avions quitté Smyrne et nous dirigions notre vol entre les montagnes et la mer, lorsqu'un matin, nous aperçûmes sur les lacs des milliers d'oiseaux : il y avait là des représentants de toutes les espèces aquatiques. Devant nous se déroulait une plaine immense ; et, sur ce fond infini, vert et bleu, se détachaient des formes superbement variées de blanc, de jaune, de gris, de noir : les aigrettes, les hérons pourpres, les hérons cendrés, les bihoreaux, les spatules, les ibis, les cormorans, les sternes, les mouettes, les oies, les canards, les pélicans se livraient à de joyeux ébats, et le concert le plus discordant, le vacarme .le plus bizarre s'élevaient de toutes parts autour de ces grandes nappes d'eau. De temps en temps le tapage et les vociférations redoublaient quand un milan s'abattait sur ces nuées d'oiseaux, ce qui n'empêchait pas le rapace de s'enlever tranquillement emportant une proie dans chacune de ses serres, malgré la poursuite et les cris de quelques hérons. Tout à coup, notre attention fut attirée par " une longue ligne de feu, d'un éclat superbe et indescriptible. Les rayons du soleil se jouaient sur le plumage blanc et rose des phénicoptères. Effrayée par quelque apparition fortuite, toute la bande s'envola, et, après un instant de tumulte, ces roses vivantes se groupèrent en une longue masse triangulaire et flamboyante, qui glissait sur l'azur du ciel. C'était un spectacle enchanteur. Peu à peu, les oiseaux s'abattirent, et se mirent de nouveau en ligne ; on aurait cru avoir devant soi un corps de troupes nombreuses. " C'étaient, en effet, des phénicoptères ou flamands roses qui venaient de s'envoler. Au moment de leur fuite, un bruissement s'était fait entendre ; et en un instant le silence le plus profond s'était établi parmi les légions tapageuses des oiseaux du lao C'est que le roi des airs, un aigle majestueux, planait au-dessus du marécage, et sa présence avait terrifié les plus braves. Peut-être les flamands eussent-ils aussi mieux fait de garder l'immobilité : Leur départ éveilla l'attention de l'aigle qui, s'élevant au-dessus de leur troupe se laissa tomber avec la rapidité d'une flèche sur une innocente victime. Le flamand arriva jusqu'à terre en tourbillonnant, toujours maintenu dans les serres du redoutable adversaire, qui bientôt reprit son essor avec son fardeau. Nous pouvions, en toute sécurité, suivre les évolutions des oiseaux du lac ; les proies étaient si nombreuses et si faciles à capturer qu'il n'était pas à craindre qu'un rapace songeât à s'attaquer à une maigre hirondelle. Le phénicoptère rose, ou flamand rose, comme on le nomme plus fréquemment, a le plumage blanc, nuancé de rose ; le dessus des ailes est rouge carmin ; les grandes plumes sont noires ; l'œil est noir, entouré d'un cercle rouge ; le bec est rose à la base, noir à la pointe, et les longues pattes sont rouge carmin. Ces oiseaux préfèrent à toute autre localité les lacs salés ou saumâtres, voisin de la mer. Il est facile, quand on connaît ces magnifiques oiseaux, de comprendre l'enthousiasme de ceux qui les ont rencontrés réunis par milliers. " Quand le matin, dit Cetti, on regarde dans la direction des lacs, on croit les voir entourés d'une digue de briques rouges, ou bien l'on croit apercevoir une grande quantité de feuilles rouges, flottant à la surface de l'eau. Ce sont les phénicoptères, qui se tiennent là en rangs, et dont les ailes roses produisent cette illusion. L'aurore ne se pare pas de plus vives couleurs ; les roses de Pestum n'étaient pas plus brillantes que ne l'est cet oiseau avec ses teintes d'un rose ardent, ses teintes d'une rose rouge nouvellement épanouie. Les Grecs ont tiré le nom du phénicoptère de la couleur de ses ailes ; les Romains ont accepté ce nom, et les Français n'ont fait que suivre le même ordre d'idées en lui imposant le nom de flambant ou flamand. " Ces oiseaux, craignant d'être surpris, ne pêchent que dans les eaux découvertes d'où ils peuvent surveiller l'horizon à de grandes distances ; il est rare qu'ils s'approchent des fourrés de roseaux où l'ennemi peut se tenir caché ; il n'est pas facile de les approcher et les hommes ont rarement l'occasion de les observer de près. Malgré ces précautions, il y a toujours parmi eux quelques victimes. Ils prennent les postures les plus singulières ; on les voit raccourcir leur long cou de serpent, qui paraît noué et qu'ils appliquent contre leur poitrine ; ils renversent leur tête sur le dos et la cache sous les plumes. Au repos, une des pattes porte seule le poids de tout le corps ; l'autre est étendue en arrière ou fléchie contre le ventre ; c'est ainsi qu'ils dorment d'autres leur cou est recourbé en S et leur tête s'appuie entre les deux épaules. Ce qui n'est pas moins curieux, c'est la façon dont cet oiseau, si haut perché sur ses jambes, couve ses oeufs : Il rassemble avec ses pattes la vase, les herbes, le sable, et il en construit une éminence en forme de cane tronqué dont l'extrémité supérieure est creusée comme une cuvette. C'est à cheval sur ce monticule, et sans se fatiguer par une posture incommode, qu'il se place sur son nid et conduit à bien le laborieux travail de la couvée. Les Arabes ont une manière bien simple c de chasser ces oiseaux si prudents et si craintifs : Ils étendent un file de pêche entre deux canots, et se dirigent vers une bande de flamants. Effrayés, les oiseaux s'envolent, s'empêtrent dans les filets et deviennent facilement la proie des chasseurs. Voici un autre genre de chasse qui serait, dit-on, familier aux pêcheurs égyptiens : Après s'être assurés qu'une troupe de phénicoptères se rend chaque nuit au même lieu de repos, les chasseurs s'en approchent avec un radeau ; ils cherchent à découvrir la sentinelle qui, le cou levé, explore les environs, pendant que les autres oiseaux dorment, la tête sous l'aile. Un pêcheur expérimenté se glisse doucement vers elle, en nageant et en rampant, masqué par un paquet d'herbe qu'il pousse devant lui ; quand il est à portée de l'oiseau, il le saisit rapidement, lui plonge la tête dans l'eau et le tue en lui tordant le cou. Ses compagnons prennent d'autres flamants et les tuent en employant le même procédé. .le n'ai jamais vu cette chasse ; et, j'ai peine à croire que des oiseaux aussi prudents, aussi vigilants se laissent ainsi surprendre pendant leur sommeil. Toujours suivant le rivage de la Méditerranée et laissant à notre gauche les sommets du Taurus, nous traversons la Caramanie et la Cilicie et nous arrivons aux confins de la Syrie. La chaîne de montagne propre à la Syrie commence à l'énorme mont Cassius qui élève dans les airs sa pointe aiguë ceinte de sombres forêts ; elle suit, sous divers noms, la direction des rivages de la Méditerranée ; dans le pittoresque chaos qui la compose, on croit reconnaître à chaque instant des ruines colossales de tours et de châteaux. Remontant le cours de l'Oronte, nous franchissons le Liban et reprenons, de l'autre côté de la montagne, le cours du Jourdain, qui nous conduit jusqu'à la Mer-Morte. Le climat de la Syrie offre des variations telles, qu'il serait facile, dans un espace de moins de vingt lieues, de rapprocher les richesses végétales de presque toutes les contrées du globe: Le froment et le seigle, l'orge et les fèves, le coton et la canne à sucre, le riz et l'indigo, le tabac et le mûrier blanc, le raisin et la pêche, les oranges les bananes, les dattes, les figues, les pommes, les poires et les prunes croissent et mûrissent dans le pays. Que de souvenirs curieux à évoquer sur celte terre ! Que d'observations intéressantes à relater ! Alep est la ville la plus remarquable de la Turquie d'Asie par sa grandeur et sa richesse ; partout le sombre feuillage des cyprès contraste avec l'éblouissante blancheur des minarets ; partout la vigne et l'olivier produisent d'abondantes récoltes ; malheureuse ment de nombreux pillards arabes et turcomans enlèvent souvent au laborieux cultivateur le fruit de ses peines et de ses labeurs. A chaque instant, de grandes caravanes de Bagdad et de Bassora apportent à Alep les productions de la Pers-, et de l'Inde, et retournent chargées du produit de ses manufactures. J'ai voulu visiter Alexandrette dont le climat mortel aux Européens ne peut absolument rien sur la santé d'une faible hirondelle J'avais entendu vanter les pigeons qu'on y élève ; ces gracieux messagers chargés souvent de porter de promptes et graves nouvelles s'acquittent de leur tâche avec tant de célérité qu'ils sont célèbres dans tout l'Orient. Bien loin, au sud-est d'Alep, on aperçoit tout à coup, dans une oasis qui semble surgir au milieu du désert, les ruines magnifiques et imposantes de Palmyre, dont on attribue la fondation à Salomon : des arcs, des voûtes, des temples et des portiques, des colonnades immenses, de superbes tombeaux disent éloquemment la splendeur passée de la célèbre Tadmor ! Frôlant de nos ailes des péristyles, des entre-colonnements, des entablements dont la richesse des matériaux rivalise avec l'élégance de la forme, nous nous reposons avec des cris d'orgueil sur les restes du temple du soleil ! . , . " Palmyre voit au fond de sa triste vallée, Que borne à l'Orient l'âpreté des déserts, Le sommet d'une tour s'élever dans les airs. Des vierges, l'urne en main, le front mélancolique, Montrent sur trois côtés leur forme emblématique, Sous une épaisse voûte, asile de la nuit, Se cachent les degrés de ce pieux réduit, Dont la façade ouverte, au sein du marbre, étale Odenat, revêtu de la pompe royale. Ses aïeux, qu'anima le fidèle ciseau, Veillent toujours en pleurs dans le même tombeau. Des pilastres, plus bas, l'intervalle recèle, Le trésor embaumé de leur chair immortelle ; L'albâtre le renferme. Il présente d'abord Et les traits et le nom, et les hauts faits du mort ; Art pieux, que du Nil fit naître la contrée, Un vil débris te doit l'immortelle durée, Et, trompant de la mort l'irrévocable loi, L'homme semble revivre et s'animer par toi. Les esclaves du Prince, après sa dernière heure, Peupleront le sommet de sa vaste demeure ; La verdure, les fleurs, et le cristal des eau: Qui fait en murmurant sous d'épais arbrisseaux, Aux penser douloureux mêlent encore des charmes, Et sans tarir leur source interrompent les larmes." Au bord de la mer s'élève Tripoli sur une côte où la chaleur et L'humidité entretiennent une verdure éclatante: Les orangers, les limoniers, les grenadiers forment de riants bosquets au pied des montagnes dont les saillies s'avancent sous les aspects les plus pittoresques. Un peu plus loin, l'ancienne Byblos, puis Beyrouth, centre du commerce du pays des Druses, où nous passons la nuit sur les ruines de l'élégant palais bâti par le fameux émir Falir-ed-Din. Dès le matin, nous prenons notre essor au-dessus des superbes et riches plantations de mûriers et nous laissons bientôt derrière nous Sidon, cette ville mère de toutes les cités phéniciennes. Voilà Tyr, autrefois la reine des mers, le berceau du commerce qui enrichit et civilise. Hélas ! Ses palais ont fait place à quelques chétives cabanes, et de misérables pêcheurs s'abritent sous les voûtes des caves où jadis s'entassaient les trésors du monde. Toujours plus au sud, Acre, l'ancienne Ptolémaïs, célèbre dans l'histoire, aujourd'hui bien déchue. Le mont Liban élève dans les nues ses cimes qu'ombragent encore quelques cèdres et qu'ornent mille plantes rares ; l'œillet, l'amaryllis les lis mêlent l'éclat de leurs couleurs à la verdure des arbustes rampants ; de toutes parts de profonds ravins sont sillonnés par des torrents dont les eaux jaillissent en bruyantes cascades. Sur les flancs de la montagne, des murs s'élèvent en terrasse et soutiennent des terres fertiles. Là croissent des vignobles planés avec art, des champs de blé soigneusement labourés, des bosquets de cotonniers, d'oliviers et de mûriers, qui, jetés de toutes parts sur ces rochers escarpés, rappellent les efforts et l'énergie dont ont dû faire preuve les premiers possesseurs de ce sol. Enroulées sur leurs supports, les vignes produisent des grappes énormes dont les graines atteignent la grosseur d'une prune. Des chênes grimpent contre les parois des rochers ; des tourterelles et des écureuils se blottissent sous l'épaisse feuillée ; des perdrix courent dans les sillons ; mais là, comme partout, il y a danger pour les faibles, et de temps en temps la serre de l'aigle et la griffe de la panthère viennent immoler quelques victimes. |
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