Je marche, ou plutôt je vole de merveille en merveille : me voici à Ceylan, grande île séparée de l'Hindoustan par le golfe de Manaar et le détroit de Palk !

Dans cette riche et magnifique contrée, les pierres sont des rubis et des saphirs ; l'air est imprégné des parfums les plus suaves ; les plantes les plus ordinaires fournissent de précieux aromates. Les troupeaux d'éléphants parcourent les jungles ; les paons au brillant plumage, les oiseaux de paradis sont aussi communs que les corbeaux et les hirondelles en Europe. Des forêts de cocotiers s'étendent le long des côtes ; l'arbre à pain fournit aux Ceylanais de précieuses ressources ; le bananier, l'oranger, le palmier, l'ébénier, croissent de toutes parts.

J'ai assisté â la pêche des perles, dans le golfe de Manaar : A un signal donné, tous les bateaux qui doivent y prendre part sortent du port, où ils rentrent, tous en même temps, à un autre signal. Ils débarquent les huîtres qu'ils ont recueillies ; ils en font des lots qui sont vendus au plus offrant. S'il y a beaucoup de perles ou seulement deux perles de belle qualité dans le lot, la fortune de l'acquéreur est faite ; mais il arrive souvent que la marchandise ne vaut pas la centième partie du prix pour lequel on l'a achetée. Tous ces marchands avides qui se pressent autour des pêcheurs sont les plus riches joailliers de l'Inde qui se rendent à Ceylan à l'époque de la pêche.

L'amour du gain s'offre ici sous ses aspects les plus hideux Les infortunés plongeurs étouffent quelquefois sous l'eau ou expirent en vomissant des flots de sang, dès qu'ils sortent de la mer. Les huîtres en putréfaction exhalent l'odeur la plus infecte ; l'air en est partout corrompu ; et on voit d'avides chercheurs de perles remuer cette pourriture pour y découvrir quelque trésor négligé !

C'est à Ceylan que j'ai rencontré pour la première fois les oiseaux de ma famille appelée salangane. On a cru pendant longtemps que ces hirondelles n'habitaient que les îles de la Sonde ; mais on sait maintenant qu'elles sont répandues dans plusieurs contrées de l'Asie, notamment à Ceylan.

On sait aussi que les salanganes sont. des oiseaux depuis longtemps célèbres, dont on mange les nids ; l'espèce la plus commune a le dessus du corps d'un brun grisâtre foncé ; la partie inférieure est d'un gris plus clair ; les ailes et la queue sont presque noires ; une tache blanche se trouve en avant de l'œil. Chez les adultes on remarque un léger reflet métallique gris-verdâtre qui ne se présente pas chez les jeunes ; la largeur du corps est de treize à. quatorze centimètres ; l'envergure est de trente trois centimètres.

Le nid, qui a fait la célébrité des salanganes et qui est un mets très estimé, particulièrement en Chine, ressemble à une petite coupe ou coquille translucide, mince, comme une fine écorce d`orange accolée contre un rocher. Un peu isolés les uns des autres, ces nids sont, au même endroit, en nombre considérable.

On peut encore comparer l'édifice à un petit bénitier formé de la coquille nommée peigne ; mais la forme est un peu plus allongée transversalement le long du rocher.

Les contes les plus absurdes, les histoires les plus fantaisistes ont circulé sur la salangane et sur la nature de son nid précieux.

Ces oiseaux, qu'on nommait autrefois alcyons, étaient, suivant les anciens auteurs, de la couleur et de forme d'une hirondelle ils les représentaient avec des membranes aux pattes, comme le canard, et l'extrémité des ailes d'un beau jaune aurore.

Les alcyons, disaient-ils, ne vont guère que par bandes, et ne paraissent ordinairement que pendant les tempêtes ; ils suivent les vaisseaux, volent fort vite à un pied ou deux au-dessus do l'eau, et en se coupant les uns les autres ; quelquefois ils frisent l'eau, et ne vivent qu'à la mer. Les matelots _respectent si fort les alcyons qu'ils n'osent en tuer.

Le vicomte de Querhoënt, qui avait observé ces oiseaux dans de nombreux voyages, affirmait que les alcyons volaient quelquefois seuls aux environs des vaisseaux, et qu'ils y paraissaient sans qu'il y ait de coup de vent. Il croyait que l'alcyon, le pétrel et l'oiseau de tempête, étaient une seule et même espèce d'oiseau qui avait subi des altérations de variété, par la différence des climats.

Mauduit disait, au contraire, que l'alcyon, célèbre par l'usage qu'on faisait de son nid, et par ce qu'on avait écrit, était l'hirondelle de rivage de la Cochinchine. Cet oiseau, ajoutait-il, porte aux Philippines le nom de salangane ; il n'est pas si gros que le roitelet ; toutes les parties supérieures du corps sont noirâtres, les inférieures sont blanches ; les pennes des ailes et la queue tirent sur le noir ; celles de la queue se terminent par des taches blanches ; le bec est noir ; les pieds et les ongles sont bruns ; l'iris est jaune.

Tous les auteurs étaient d'accord sur le cas que les Chinois et d'autres peuples de l'Asie faisaient du nid de salangane comme assaisonnement délicat de certains mets, sur le grand prix qu'ils y attachaient, et sur la propriété qu'ils leur attribuaient ; mais ils différaient d'opinion sur la substance dont ce nid était composé, sur sa configuration et sur les lieux où l'oiseau le construisait. Les uns prétendaient que l'oiseau attachait son nid aux rochers, à peu près à fleur d'eau ; d'autres croyaient qu'il le dissimulait dans des crevasses ; d'autres encore affirmaient qu'il le, plaçait dans des trous creusés dans le sol.

Quelques marins assuraient que ces nids étaient composés de goémon ; ils joutaient que les alcyons les traînaient jusqu'au bord de la mer ; et que, lorsque le vent soufflait de terre, ils levaient une aile qui leur servait de voile pour porter le petit vaisseau au large. Ils voguaient ainsi sur leurs nids au milieu des eaux.

Quant à la substance du nid, c'est, disaient les uns, une humeur visqueuse et blanche que les alcyons rendent par le bec ; d'autres y voyaient le suc d'un arbre appelé calambouc ; quelques-uns affirmaient que c'était une écume de mer, du frai de poisson, des débris d'holothuries, de polypes de mer.

L'accord n'était pas plus parfait relativement à la saveur des nids de salangane, que certains voyageurs disaient être très aromatiques, tandis que d'autres affirmaient que cette substance si recherchée était absolument insipide.

" Ce qu'il y a de certain, écrivait un observateur, c'est que ceux qu'on nous apporte en Europe et que l'on voit dans les cabinets de curieux, sont d'un blanc-gris, à demi transparents, qu'ils ressemblent à de la colle de poisson ; qu'ils ont une forme hémisphérique très irrégulière, qui paraît avoir été déterminée par la base à laquelle ils adhéraient. "

Suivant Koempfer, les nids de salangane n'existent pas ; ils ne sont autre chose qu'une préparation factice due à d'industrieux matelots chinois, qui en retirent de gros bénéfices. La chair de différents polypes fait tous les frais de cette préparation.

Guéneau et Montbéliard, désireux d'apporter un peu de lumière dans ce chaos, s'adressa, pour avoir des renseignements authentiques, à Poivre, alors intendant des îles de France et de Bourbon. Voici un extrait des observations qui furent faites à cette époque ;

" M'étant embarqué, en 1741, sur le vaisseau Le Mars, pour aller en Chine, nous nous trouvâmes, au mois de juillet de la même année, dans le détroit de la Sonde, tout près de l'île do Java, qu'on nomme la grande et la petite Toque. Nous fûmes pris de calme en cet endroit, et nous descendîmes sur la petite Toque, dans le dessein d'aller à la chasse des pigeons verts. Tandis que nos camarades de promenades gravissaient les rochers pour chercher des ramiers verts, je suivis le bord de la mer pour y ramasser des coquillages et des coraux qui y abondent. Après avoir fait le tour presque entier de l'îlot, un matelot chaloupier qui m'accompagnait découvrit une caverne assez profonde, creusée dans les rochers qui bordent la mer ; il y entra. La nuit approchait ; à peine eût-il fait deux ou trois pas qu'il m'appelait à grands cris. En arrivant, je vis l'ouverture obscurcie par une nuée de petits oiseaux qui en sortaient comme des essaims. J'entrai en abattant avec ma canne plusieurs de ces pauvres petits oiseaux que je ne connaissais pas encore. En pénétrant dans la caverne, je la trouvai tapissée, dans le haut, de petits nids en forme de bénitiers.

" Le matelot en avait déjà arraché plusieurs et rempli sa chemise de nids et d'oiseaux. J'en détachai aussi quelques-uns, je les trouvai très adhérents aux rochers. La nuit vint ; nous nous embarquâmes, emportant nos chasses et nos collections. Chacun de ces nids contenait deux ou trois œufs ou petits, posés mollement sur des plumes semblables à, celles que les père et mère avaient sur la poitrine. Comme ces nids sont sujets à se ramollir dans l'eau, ils ne pourraient subsister à la pluie, ni près de la surface de la mer.

D'arrivés dans le vaisseau, nos nids furent reconnus par les personnes qui avaient fait plusieurs voyages en Chine, pour être de ces nids si recherchés de Chinois. Le matelot en conserva quelques livres qu'il vendit très bien à Canton. De mon côté, je dessinai et peignis en couleurs naturelles les oiseaux avec leurs nids et leurs petits dedans, car ils étaient tous garnis de petits de année ou au moins d'oeufs. En dessinant ces oiseaux, je les reconnus peur de vraies hirondelles. Leur taille était à pou près celle des colibris" Depuis, j'ai observé dans d'autres voyages que, dans les mois de mars et d'avril, les mers qui s'étendent depuis Java jusqu'en Cochinchine au Nord, et depuis la pointe de Sumatra, à l'Ouest, jusqu'à la nouvelle Guinée à l'Est, sont couvertes de rogues, ou frai de poisson, qui forme sur l'eau comme une colle forte à demi délayée,

" J'ai appris des Malais, des Cochinchinois, des Indiens Bis sagas des îles Philippines, et des Moluquois, que la salangane fait son nid avec ce frai de poisson. Tous s'accordent sur ce point. Il m'est arrivé, en passant aux Moluques, en avril, et dans le détroit de la Sonde, en mars, de pêcher avec un seau de ce bai de poisson dont la mer était couverte, de le séparer de l'eau, de la faire sécher, et j'ai trouvé que ce frai, ainsi séché, ressemblait parfaitement à la matière des nids de salangane... Elle le ramasse, soit en rasant la surface de la mer, soit en se posant sur les rochers où ce frai vient se déposer et se coaguler. ®n a vu quelquefois des fils de matière visqueuse pendant au bec de ces oiseaux, et on a cru, mais sans aucun fondement, qu'ils la tiraient de leur estomac, à l'époque de la nidification.

" C'est à la fin de juillet et au commencement d'août que les Cochinchinois parcourent les îles qui bordent leurs côtes vingt lieues de distance de la terre ferme, pour chercher les nids de ces petites hirondelles. Tout cet archipel, où les îles se touchent pour ainsi dire, est très favorable à la multiplication du poisson ; le frai s'y trouve en très grande abondance, les eaux de la mer y sont aussi plus chaudes qu'ailleurs. Ce n'est plus la même chose dans les grandes mers. "

Ainsi donc, suivant Poivre qui a vu et touché les nids de salangane, ces nids sont composés de frai de poisson. Plus de quatre-vingt ans après, Lamoureux soutint que les nids de la salangane étaient de nature végétale et qu'ils avaient pour élément des fucus dont la propriété est de se réduire presque entièrement en une substance gélatineuse par l'ébullition ou la macération. Ce fait est bien connu des gens qui se livrent à la récolte de ces précieux nids, et qui recherchent les fucus employés par l'oiseau ; ils les mêlent aux nids recueillis et augmentent ainsi la quantité de ce produit si difficile à conquérir et dont la valeur est très grande.

Plus tard encore, Lesson fit remarquer qu'il existe plusieurs espèces de salanganes dont les unes emploient des matières animales et les autres des matières végétales pour la construction de leurs nids. Il a vu des nids formés, partie de mousses et partie de matières gélatineuses, comme si l'oiseau n'avait pas trouvé une quantité de matières propres à la construction normale de son nid.

Il en conclut qu'au temps de la ponte, les salanganes, appelées par une prévoyance instinctive, se dirigent vers les endroits où elles doivent trouver la matière nécessaire à la confection de leurs nids ; de même que nous recherchons les lieux où nous pouvons plus facilement récolter la terre qui nous est indispensable pour construire le berceau de nos petits.

Rasant les flots de la mer, elles recueillent la matière qui nage à la surface ; elles l'épurent, la travaillent, la débarrassent des corps étrangers, la pétrissent à l'aide d'un mucus secrété par leurs glandes salivaires. Cette substance, qui ressemble à de la colle de poisson, a la faculté de se gonfler et de se ramollir dans l'eau, sans s'y dissoudre à froid. Les fibres qui tapissent le nid proviennent d'une espèce de lichen branchu qui croît sur les montagnes et les rochers. C'est ainsi qu'on trouve des nids à moitié tissés par cette matière, et à moitié formés de la substance secrétée par l'oiseau.

" Nous ne devons pas nous étonner, dit Bernstein, si tant d'opinions diverses ont eu cours au sujet de la provenance de la matière qui compose les nids des salanganes. Tant que l'on se fiait aux récits d'indigènes ignorants et superstitieux, tant qu'on se contentait de comparer les caractères extérieurs de cette substance avec ceux d'autres matières complètement différentes, il ne fallait pas espérer la lumière sur ce point. ©n ne pouvait arriver à la vérité qu'en observant ces oiseaux en vie. A. la vérité, cela est difficile ; car ils nichent dans des cavernes sombres, plus ou moins impraticables, où le jour pénètre à peine. Heureusement qu'une espèce voisine qui habite Java, et qui y est connue sous le nom de kusappi, est assez facile à observer, car elle niche dans dos lieux abordables, soit à l'entrée des cavernes, soit le long des falaises. Plusieurs fois j'ai pu la voir construire son nid, ce à quoi je ne suis jamais arrivé pour la salangane proprement dite.

Le savant naturaliste qui a souvent observé des kusappis en train de bâtir leurs nids parle ensuite du grand développement des glandes salivaires de ces oiseaux.

" Ces glandes, dit-il, secrètent une quantité considérable d'un mucus épais, visqueux, qui vient s'amasser à la partie antérieure de la cavité buccale. Ce liquide ressemble assez à une solution saturée de gomme arabique ; il est très visqueux et filant. Si l'on en tire un fil de la bouche, et qu'on l'enroule autour d'un bâton, on peut retirer toute la salive de la bouche et même des conduits excréteurs. Cette salive, qui se dessèche très rapidement, ressemble tout à fait à la substance qui compose les nids.

" Quand l'oiseau commence à construire son nid, il vole vers l'endroit qu'il a choisi, et du bout de sa langue applique sa salive contre le rocher ; il répète ce manége dix, vingt fois, sans jamais s'éloigner beaucoup. 11 trace ainsi un demi-cercle ou un fer à cheval. La salive se dessèche rapidement, et le nid a une base solide sur laquelle il reposera. Le kusappi se sert de diverses substances végétales qu'il agglutine les unes aux autres avec sa salive ; la salangane proprement dite n'emploie que sa salive. "

Placés dans les anfractuosités des rochers, à l'abri de l'eau, le plus souvent dans de grandes cavernes, ces nids sont très difficiles à atteindre ; la chasse en est des plus périlleuses. A Java, les indigènes ne s'y livrent qu'après avoir sacrifié un buffle à une déesse tutélaire devant laquelle un prêtre brûle de l'encens ; ils se frottent le corps d'huile odoriférante et parfument avec du benjoin l'entrée des cavernes. La descente s'opère au moyen d'échelles de bambous et de longues cordes auxquelles les chasseurs se suspendent; Les cavernes les plus productives se trouvent sur la côte méridionale de Java. Celles qui s'enfoncent dans le rocher calcaire (le Karang .Kallong sont exploitées par le gouvernement hollandais.

" Ce rocher plonge verticalement dans la mer et est continuellement battu par les flots ; au sommet, se trouve un petit fort, avec une garnison de vingt-cinq hommes chargés de protéger les chasseurs de nids. Sur le bord du rocher, croît un arbre vigoureux, dont les branches s'étendent au-dessus, de l'abîme. En se cramponnant à l'une d'elles et en regardant au-dessous de soi, on voit les salanganes voler tout autour du rocher ; elles ne paraissent pas plus grandes que les abeilles. Les chasseurs se laissent descendre l'un après l'autre le long d'une corde d'environ quatre-vingt-dix brasses de long ; celui qui la lâche est perdu. Dans l'intérieur des cavernes, ils sont encore menacés par les flots. Ces cavernes sont au nombre de neuf ; chacune a son nom, et on ne peut les aborder qu'en se laissant glisser le long de la corde.