Les hirondelles d'après Buffon

Les hirondelles d'après Buffon

HISTOIRE NATURELLE DES OISEAUX (BUFFON) Tome IX 1749-1788


DES HIRONDELLES

(p.396) [.....] Les nôtres ne demeurent avec nous que pendant la belle saison : elles commencent à paraître que vers l'équinoxe de printemps, et disparaissent peu après l'équinoxe d'automne. Aristote, qui écrivait en Grèce, et Pline, qui le copiait en Italie, disent que les hirondelles vont passer l'hiver dans des climats d'une température plus douce, lorsque ces climats ne sont pas fort éloignés ; mais que lorsqu'elles se trouvent à une grande distance de ces régions tempérées, elles restent pendant l'hiver dans leur pays natal, et prennent seulement la précaution de se cacher dans quelques gorges de montagnes bien exposées. Aristote ajoute qu'on en a trouvé beaucoup ainsi recélées, et auxquelles il n'était pas resté une seule plume sur tout le corps. Cette opinion accréditées par des grands noms, fondée sur des faits, était devenue une opinion populaire, au point que les poètes y puisaient des sujets de comparaison : quelques observations modernes semblaient même la confirmer ; et si l'on s'en fût tenu là, il n'eût fallu que la restreindre pour la ramener au vrai : mais un évêque d'Upsal, nommé Oalüs Magnus, et un jésuite nommé Kircher, renchérissant sur ce qu'Aristote avait avancé déjà trop généralement, ont prétendu que, dans les pays septentrionaux, les pêcheurs tirent souvent dans leur filet, avec le poisson, des groupes d'hirondelles pelotonnées, se tenant accrochées les unes aux autres, bec contre bec, pieds contre pieds, ailes contre ailes ; que ces oiseaux, transportés dans des poéles, se raniment assez vite, mais pour mourir bientôt après, et que celles-là seules conservent la vie après le réveil, qui , éprouvant dans son temps l'influence de la belle saison, se dégourdissent insensiblement, quittent peu à peu le fond des lacs, reviennent sur l'eau, et sont enfin rendues par la nature même, et avec toutes les gradations, à leur véritable élément. Ce fait, ou plutôt cette assertion a été répétée, embellie chargée de circonstances plus ou moins extraordinaires ; et comme s'il y eût manqué de merveilleux, on a ajouté que, vers le commencement de l'automne, ces oiseaux venaient en foule se jeter dans les puits et les citernes. Je ne dissimulerai pas qu'un grand nombre d'écrivains et d'autres personnes recommandables par leur caractère ou par leur rang, ont cru à ce phénomène : M. Linnaeus ( Linné ) lui-même a jugé à propos de lui donner une espèce de sanction, en l'appuyant de toute l'autorité de son suffrage ; seulement il l'a restreint à l'hirondelle de fenêtre et à celle de cheminée, au lieu de le restreindre, comme il eût été plus naturel, à celle de rivage. D'autre part, le nombre de naturalistes qui n'y croient point est tout aussi considérable ; et s'il ne s'agissait que de compter et de peser les opinions, ils balanceraient facilement le parti de l'affirmative : mais, par la force de leurs preuves, ils doivent à mon avis l'emporter de beaucoup. Je sais qu'il est quelquefois imprudent de vouloir juger d'un fait particulier d'après ce que nous appelons les lois générales de la nature ; que ces lois n'étant que des résultats de faits, ne méritent vraiment leur nom que lorsqu'elles s'accordent avec tous les faits : mais il s'en faut bien que je regarde comme un fait le séjour des hirondelles sous l'eau. Voici mes raisons.
Le plus grand nombre de ceux qui attestent ce prétendu fait, notamment hevelius et Schoeffer, chargés de le vérifier par la société royale de Londres, ne citent que des ouï-dire vagues, ne parlent que d'après une tradition suspecte, à laquelle le récit d'Olaü pu donner lieu, ou qui peut-être avait cours dès le temps de cet écrivain, et fut l'unique fondement de cette opinion. Ceux même qui disaient avoir vu, comme Ettmuller, Wallerius et quelques autres, ne font que répéter les paroles d'Olaüs, sans se rendre l'observation propre par aucune de ces remarques de détail qui inspirent la confiance et donnent de la probité au récit.


S'il est vrai que toutes les hirondelles d'un pays habité se plongeassent dans l'eau ou la vase régulièrement chaque année au mois d'octobre, et qu'elles en sortissent chaque année au mois d'avril, on aurait eu de fréquentes occasions de les observer, soit au moment de leur immersion, soit au moment beaucoup plus intéressant de leur émersion, soit pendant leur long sommeil sous l'eau. Ce serait nécessairement autant de faits notoires qui auraient été vus et revus par un grand nombre de personnes de tout état, pêcheurs, chasseurs, cultivateurs, voyageurs, bergers, matelots, etc. , et dont on ne pourrait douter. On ne doute point que les marmottes, les loirs, les hérissons, ne dorment l'hiver engourdis dans leurs trous ; et on ne doute point que les chauve-souris ne passent cette mauvaise saison dans ce même état de torpeur, accrochées au plafond des grottes souterraines, et enveloppées de leurs ailes comme d'un manteau : mais on doute que les hirondelles vivent six mois sans respirer, ou qu'elles respirent sous l'eau pendant six mois ; on en doute, non seulement parce que la chose tient du merveilleux, mais parce qu'il n'y a pas une seule observation, vraie ou fausse, sur la sortie des hirondelles hors de l'eau, quoique cette sortie, si elle était réelle, dût avoir lieu et très fréquemment dans la saison où l'on s'occupe le plus des étangs et de leur pêche.
Ce n'est point assez d'avoir réduit à leur juste valeur les preuves dont on a voulu étayer ce paradoxe, il faut de plus faire voir qu'il est contraire aux lois connues du mécanisme animal. En effet, lorsqu'une un quadrupède, un oiseau, a commencé de respirer, et que le trou ovale qui faisait dans le foetus la communication des deux ventricules du coeur, est fermé, cet oiseau, ce quadrupède, ne peut cesser de respirer sans cesser de vivre ; et certainement il ne peut respirer sous l'eau. Que l'on tente, ou plutôt que l'on renouvelle l'expérience, car elle a déjà été tentée, que l'on essaye de tenir une hirondelle sous l'eau pendant quinze jours, avec toutes les précautions indiquées, comme de lui mettre la tête sous l'aile, ou quelques brins d'herbe dans le bec, etc. ; que l'on essaye seulement de le tenir enfermée dans une glacière , elle ne s'engourdira pas, elle mourra et dans la glacière, et bien plus sûrement encore étant plongée sous l'eau ; elle y mourra d'une mort réelle, à l'épreuve de tous les moyens employés avec succès contre la mort apparente des animaux noyés récemment. Comment donc oserait-on se permettre de supposer que ces oiseaux puissent vivre sous l'eau pendant six mois tout d'une haleine ? Je sais qu'on dit cela possible à certains animaux : mais voudrait-on comparer, comme a fait M. Klein, les hirondelles aux insectes, aux grenouilles, aux poissons, dont l'organisation intérieure est si différente ? voudrait-on même s'autoriser de l'exemple des marmottes, des loirs, des hérissons, des chauve-souris, dont nous parlions tout à l'heure, et de ce que ces animaux vivent pendant l'hiver engourdis, conclure que les hirondelles pourraient aussi passer cette saison dans un état de torpeur à peu près semblable ? Mais sans parler du fond de nourriture que ces quadrupèdes trouvent en eux-mêmes dans la graisse surabondante dont ils sont pourvus sur la fin de l'automne, et qui manque à l'hirondelle ; sans parler de leur peu de chaleur intérieure, en quoi ils différent encore de l'hirondelle ; sans me prévaloir que souvent ils périssent dans leurs trous, et passent de l'état de torpeur à l'état de mort, quand les hivers sont un peu longs, ni de ce que les hérissons s'engourdissent aussi au Sénégal, où l'hiver est plus chaud que notre grand été, et où l'on sait que nos hirondelles ne s'engourdissent point ; je me contente d'observer que ces quadrupèdes sont dans l'air, et non pas sous l'eau ; qu'ils ne laissent (s'arrêtent) pas de respirer, quoiqu'ils soient engourdis ; que la circulation de leur sang et de leurs humeurs, quoique beaucoup ralentie, ne laisse pas de continuer ; elle continue de même suivant les observations de Vallisnieri, dans les grenouilles qui passent l'hiver au fond des marais ; la circulation s'exécute dans ces amphibies par une mécanique toute différente de celle qu'on observe dans les quadrupèdes ou les oiseaux ; et il est contraire à toute expérience, comme je l'ai dit, que des oiseaux plongés dans un liquide quelconque puissent y respirer, et que leur sang puisse y conserver son mouvement de circulation : or ces deux mouvements, la respiration et la circulation, sont essentiels à la vie, sont la vie même. On sait que le docteur Hoock, ayant étranglé un chien, et lui ayant coupé les côtes, le diaphragme, le péricarde, le haut de la trachée-artère , fit ressusciter et mourir cet animal autant de fois qu'il voulut, en soufflant et en cessant de souffler de l'air dans ses poumons. Il n'est donc pas possible que les hirondelles ni les cigognes, car on les a mises aussi du nombre des oiseaux plongeurs, vivent six mois sous l'eau sans aucune communication avec l'air extérieur ; et d'autant moins possible que cette communication est nécessaire, même aux poissons et aux grenouilles, du moins c'est ce qui résulte des expériences que j'ai faites sur plusieurs de ces animaux.

Si donc il est constaté que les grenouilles et les poissons ne peuvent se passer d'air ; s'il est acquis par l'observation générale de tous les pays et de tous les temps, qu'aucun amphibie, petit ou grand, ne peut subsister sans respirer l'air, au moins par intervalles, et à chacun à sa manière ; comment se persuader que des oiseaux puissent en supporter l'entière privation pendant un temps considérable ? Comment supposer que les hirondelles, ces filles de l'air, qui paraissent organisées pour être toujours suspendues dans ce fluide élastique et léger, ou du moins pour le respirer toujours, puissent vivre pendant six mois sans air ?
Je serais sans doute plus en droit que personne d'admettre ce paradoxe, ayant eu l'occasion de faire une expérience, peut-être unique jusqu'à présent, qui tend à le confirmer. Le 5 septembre, à onze heures du matin, j'avais renfermé dans une cache une nichée entière d'hirondelle de fenêtre, composée du père, de la mère et de trois jeunes en état de voler. Etant revenu quatre ou cinq heures après dans le chambre où était cette cage, je m'aperçus que le père n'y était plus ; et ce ne fut qu'après une demi-heure de recherche que je le trouvai : il était tombé dans un grand pot-à-l'eau où il s'était noyé ; je lui reconnus tous les signes d'une mort apparente, les yeux fermés, les ailes pendantes, tout le corps roide. Il me vint à l'esprit de le ressusciter, comme j'avais autrefois ressuscité des mouches noyées ; je l'enterrai donc à quatre heures et demie sous la cendre chaude, ne laissant à découvert que l'ouverture du bec et des narines. Il était couché sur le ventre : bientôt il commença à avoir un mouvement sensible de respiration qui faisait fendre la couche de cendres dont le dos était couvert ; j'eus soin d'y en ajouter ce qu'il fallait. A sept heures, la respiration était plus marquée ; l'oiseau ouvrait les yeux de temps en temps, mais il était toujours couché sur son ventre : à neuf heures je le trouvai sur ses pieds, à côté de son petit tas de cendres ; le lendemain matin il était plein de vie : on lui présenta de la pâtée, des insectes ; il refusa le tout, quoiqu'il n'eût rien mangé la veille. L'ayant posé sur une fenêtre ouverte, il y resta quelques moments à regarder de côté et d'autre ; puis il prit son essor en jetant un petit cri de joie, et dirigea son vol du côté de la rivière. Cette espèce de résurrection d'une hirondelle noyée depuis deux ou trois heures, ne m'a point disposé à croire possible la résurrection périodique et générale de toutes les hirondelles, après avoir passé plusieurs mois sous l'eau. La première est un phénomène auquel les progrès de la médecine moderne nous ont accoutumés, et qui se réalise tous les jours sous nos yeux dans la personne des noyés. La seconde n'est, à mon avis, ni vraie ni vraisemblable : car, indépendamment de ce que j'ai dit, n'est-il pas contre toute vraisemblance que les mêmes causes produisent des effets contraires ; que la température de l'automne dispose les oiseaux à l'engourdissement, et que celle du printemps les dispose à se ranimer, tandis que le degré moyen de cette dernière température, à compter du 22 mars au 22 avril, est moindre que le degré moyen de celle de l'automne, à compter du 22 septembre au 20 octobre ? Par la même raison, n'est-il pas contre toute vraisemblance que l'occulte énergie de cette température printanière, lors même qu'elle est plus froide et plus longtemps froide que de coutume, comme elle le fut en 1740, ne laisse pas de réveiller les hirondelles au fond de l'eau, sans réveiller en même temps les insectes dont elles se nourrissent, et qui sont néanmoins plus exposés et plus sensibles à son action ? d'où il arrive que les hirondelles ne ressuscitent que pour mourir de faim, au lieu de s'engourdir une seconde fois et de se replonger dans l'eau comme elles devraient le faire si les mêmes causes doivent toujours produire les mêmes effets. N'est-il pas contre toute vraisemblance que ces oiseaux supposés engourdis, sans mouvement, sans respiration, percent les glaces qui souvent couvrent et ferment les lacs au temps de la première apparition des hirondelles ; et qu'au contraire, lorsque la température des mois de février et de mars est douce et même chaude, comme elle fut 1774, elle n'avance pas d'un jour leur apparition ? N'est-il pas contre la vraisemblance que l'automne étant chaude, ces oiseaux ne laissent pas de s'engourdir au temps marqué, quoique l'on veuille regarder le froid comme la cause de cet engourdissement ? Enfin n'est-il pas contre toute vraisemblance que les hirondelles du Nord, qui sont absolument de la même espèce que celle du Midi, aient des habitudes si différentes, et qui supposent une toute autre organisation ?
En recherchant d'après les faits connus ce qui peut avoir donné lieu à cette erreur populaire ou savante, j'ai pensé que parmi le grand nombre d'hirondelles qui se rassemblent la nuit, dans les premiers et derniers temps de leur séjour, sur les joncs des étangs, et qui voltigent si fréquemment sur l'eau, il peut s'en noyer plusieurs par divers accidents faciles à imaginer ; que des pêcheurs auront pu trouver dans leurs filets quelques unes de ces hirondelles noyées récemment ; qu'ayant été portées dans un poèle, elles auront repris le mouvement sous leurs yeux ; que de là on aura conclu trop vite, et beaucoup trop généralement, qu'en certains pays toutes les hirondelles passaient leur quartier d'hiver sous l'eau ; qu'enfin des savants se seront appuyés d'un passage d'Aristote, pour n'attribuer cette habitude qu'aux hirondelles des contrées septentrionales, à cause de la distance des pays chauds où elles pourraient trouver la température et la nourriture qui leur conviennent : comme si une distance de quatre ou cinq cents lieues de plus était un obstacle pour des oiseaux qui volent aussi légèrement, et sont capables de parcourir jusqu'à deux cents lieues dans un jour, et qui d'ailleurs, en s'avançant vers le midi, trouvent une température toujours plus douce, une nourriture toujours plus abondante.
Puis donc que les hirondelles (je pourrais dire tous les oiseaux de passage) ne cherchent point, ne peuvent trouver sous l'eau un asile analogue à leur nature contre les inconvénients de la mauvaise saison, il en faut revenir à l'opinion la plus ancienne, la plus conforme à l'observation et l'expérience ; il faut dire que ces oiseaux ne trouvant plus dans un pays les insectes qui leur conviennent, passent dans des contrées moins froides, qui leur offre en abondance cette proie sans laquelle ils ne peuvent subsister ; et il est si vrai que c'est là la cause générales et déterminante des migrations des oiseaux, que ceux là partent les premiers qui vivent d'insectes voltigeants, et, pour ainsi dire, aériens, parce que ces insectes manquent les premiers ; ceux qui vivent de larves, de fourmis et autres insectes terrestres, en trouvent plus longtemps et partent plus tard ; ceux qui vivent de baies, de petites graines et de fruits qui mûrissent en automne et restent sur les arbres tout l'hiver, n'arrivent ainsi qu'en automne, et restent dans nos campagnes la plus grande partie de l'hiver ; ceux qui vivent des mêmes choses que l'homme et de son superflu, restent toute l'année à portée des lieux habités. Enfin de nouvelles cultures qui s'introduisent dans un pays, donnent lieu à la longue à de nouvelles migrations : c'est ainsi qu'après établi à la Caroline la culture de l'orge, du riz et du froment, les colons y ont vu arriver régulièrement chaque année des volées d'oiseaux qu'on n'y connaissait point et à qui l'on a donné, d'après la circonstance, les noms d'oiseaux de riz, d'oiseaux de blé, etc. D'ailleurs il n'est pas rare de voir dans les mers d'Amérique des nuées d'oiseaux attirés par des nuées de papillons si considérables, que l'air en est obscurci. Dans tous les cas, il paraît que ce n'est ni le climat, ni la saison, mais l'article des subsistances, la nécessité de vivre, qui décide principalement de leur marche, ce qui les fait errer de contrée en contrée, passer et repasser les mers, ou qui les fixe pour toujours dans un même pays.
J'avoue qu'après cette première cause, il en est une autre qui influe aussi sur les migrations des oiseaux, du moins sur leur retour dans le pays qui les a vus naître. Si un oiseau n'a point de climat, du moins il a une patrie ; comme tout autre animal, il reconnaît, il affectionne les lieux où il a commencé de voir la lumière, de jouir de ses facultés, où il a éprouvé les premières sensations, goûté les prémices de l'existence ; il ne le quitte qu'avec regret, et lorsqu'il y est forcé par la disette ; un penchant irrésistible l'y rappelle sans cesse, et ce penchant, joint à la connaissance d'une route déjà faite, et à la force de ses ailes, le met en état de revenir dans le pays natal toutes les fois qu'il peut espérer d'y trouver le bien-être et la subsistance. Mais sans entrer ici dans la thèse principale du passage des oiseaux et de ses causes, il est de fait que nos hirondelles se retirent au mois d'octobre dans les pays méridionaux, puisqu'on les voit quitter chaque année dans cette même saison les différentes contrées de l'Europe, et arriver peu de jours après en différents pays de l'Afrique, et que même on les a trouvées plus d'une fois en route au milieu des mers. [....]

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